Le Dévachan, état intermédiaire entre deux vies
« Parmi les conceptions diverses que nous offre la philosophie ésotérique, il n’en est peut-être aucune que l’intelligence de l’Occident saisisse avec plus de difficulté que celle du Dévachan, ou Dévasthân, la terre des Dévas ou pays des Dieux. […]
Si nous prenons le mot illusion au sens métaphysique, tout ce qui est conditionné est illusoire, car, en réalité, les phénomènes ne sont que des « apparences », c’est à dire le masque extérieur sous lequel notre Univers mobile révèle la réalité Une. Plus l’apparence est matérielle, plus elle s’éloigne de la Réalité, plus elle est illusoire. Que peut-il y avoir de plus trompeur que notre propre corps, apparemment si massif, si stable, si visible et si tangible ? Et pourtant, ce même corps n’est qu’une accumulation toujours mouvante de particules vivantes, imperceptibles ; un centre d’action pour des myriades d’êtres invisibles, qui ne deviennent visibles que par leur agglomération et qui, en se séparant, redeviennent invisibles par leur petitesse. L’intelligence qui est capable de juger les prétentions du corps et de les estimer à leur juste valeur, n’est-elle pas infiniment moins illusoire que ce corps, lequel, bien que stable en apparence, n’en est pas moins dans un état de changement continuel ? L’intelligence, à son tour, est constamment trompée par les sens, et il n’est pas jusqu’à la Conscience intime, ce que nous possédons de plus réel, qui ne soit susceptible de se prendre elle-même pour une chose illusoire. En vérité, c’est le monde de la pensée qui est le plus près de la réalité, et plus les choses prennent une forme tangible, plus elle deviennent illusoires.
De plus, l’intelligence est une chose permanente, si on la compare aux objets du monde matériel et transitoire. « Intelligence » n’est d’ailleurs qu’un terme mal choisi pour dénommer le Penseur qui vit en nous, l’Entité vivante et consciente, l’Homme intérieur, « qui a été, qui est et qui sera, et pour lequel l’heure ne sonnera jamais ». Moins cet homme intérieur est plongé dans la matière, plus sa vie devient réelle, et lorsqu’il a rejeté loin de lui les enveloppes dont il s’était revêtu au moment de son incarnation, c’est à dire le corps physique, le corps éthéré et le corps des passions, il se trouve plus près de l’Âme universelle qu’il ne l’était auparavant. Il est vrai que des illusions voilent encore sa vue, mais elles sont infiniment plus transparentes que celles qui l’aveuglaient, lorsqu’il était encore dans le vêtement de la chair. Sa vie sans le corps est, en réalité, l’état le plus libre et le moins illusoire, et cet état de désincarnation est, comparativement parlant, l’état ordinaire ; il n’en sort, pendant de courts intervalles, que pour se plonger dans la vie physique et acquérir ainsi l’expérience qu’il ne peut gagner autrement, expérience qu’il rapporte avec lui pour enrichir son état plus stable. Pareil au plongeur qui descend dans les profondeurs de l’océan afin d’y chercher une perle, le Penseur plonge dans les ondes de l’océan de vie pour y chercher la perle de l’expérience. Mais il ne reste pas longtemps, car il n’est pas dans son véritable élément. Il remonte de nouveau dans sa véritable atmosphère et rejette loin de lui l’élément plus lourd qu’il vient de quitter. Aussi, dit-on avec raison d’une Âme qui s’est échappée de la terre qu’elle est retournée dans sa patrie, car sa patrie est « le pays des dieux », tandis que la terre n’est qu’un exil et une prison. […]
Notre matière physique grossière n’étant plus là, les restrictions qu’elle nous impose disparaissent d’elles-mêmes, et l’intelligence se trouve dans son propre domaine, là où vouloir veut dire créer, où penser veut dire voir. […]
La crainte de matérialiser les idées mentales et spirituelles a toujours prévalu parmi les philosophes et les Maîtres spirituels de l’Extrême-Orient. Leur effort constant a été de libérer, autant que possible, le « Penseur » des liens de la matière, même pendant qu’il en est le prisonnier, et d’ouvrir à l’Oiseau divin la porte de sa cage, bien qu’il doive y retourner de nouveau. Ils essaient, sans cesse, de « spiritualiser ce qui est matériel », tandis qu’en Occident, la tendance a toujours été de « matérialiser ce qui est spirituel ». C’est ainsi que l’Hindou, en décrivant la vie de l’âme libérée, choisit les termes les plus aptes à faire paraître cette vie le moins matérielle possible – illusion , rêve, etc. – tandis que l’Hébreu s’efforce de décrire la même vie avec des mots qui suggèrent des idées de splendeur et de luxe terrestres – fêtes nuptiales, rues en or, trônes et couronnes en métal orné de pierres précieuses. L’Occident a adopté les images matérialistes des Hébreux, et ses images du Paradis ne sont que des copies des scènes terrestres, avec la douleur en moins. […]
Jetons, maintenant, un coup d’œil général sur la vie de ce Pèlerin éternel, sur cet homme intérieur, ou Âme humaine, pendant un cycle d’incarnation. Avant d’entreprendre son nouveau pèlerinage – de longs âges d’évolution sont derrière lui, pendant lesquels il a acquis les pouvoirs qui lui permettent d’entrer dans celui-ci – il est un être spirituel sorti déjà de la condition passive du pur esprit et qui, grâce aux expériences de la matière faites dans les âges passés, a développé en lui le mental conscient. Mais cette évolution, fruit de l’expérience, est encore loin d’être complète, il n’est même pas maître de la matière dont, en raison de son ignorance, il devient une proie facile au premier contact, et il n’est pas encore digne de devenir un constructeur d’univers, car il est sujet aux visions décevantes causées par cette matière grossière – tel un enfant qui, regardant à travers un morceau de verre bleu, s’imagine que le monde extérieur tout entier est de cette couleur. Le but d’un cycle d’incarnation est de le délivrer de toutes ces illusions, pour que, au milieu de la matière qui est son champ de travail, il puisse conserver son entière lucidité et n’être pas aveuglé par l’illusion.
Or, le cycle des incarnations est formé de deux états alternatifs : l’un, de courte durée, auquel on donne le nom de vie sur la terre, et pendant lequel le Dieu-pélerin est plongé dans une épaisse matière ; l’autre, comparativement plus long, appelé vie dans le Dévachan, et pendant lequel il est entouré de matière éthérée, illusoire encore, mais infiniment moins illusoire que celle de la terre. On peut appeler avec raison ce second état, l’état normal, car sa durée est énorme, si on la compare aux courtes interruptions causées par les vies terrestres. Il est normal encore parce que, dans cet état, le pèlerin est plus près de sa véritable vie divine, moins absorbé par la matière, moins susceptible d’être trompé par les rapides de changements auxquels elle est sujette. Lentement et graduellement, au cours d’expériences réitérées, la matière perd son pouvoir sur lui, et passe du rôle de tyran à celui de serviteur. Dans la liberté relative du Dévachan, il assimile ses expériences terrestres, bien qu’il soit encore sous leur domination, au point que le commencement de la vie dévachanique n’est qu’une continuation sublimée de la vie terrestre […].
Il faut bien remarquer, à ce sujet, que chaque intervalle dévachanique est conditionné par l’intervalle terrestre qui l’a précédé, et que l’homme, dans le Dévachan, ne peut assimiler que le genre spécial d’expériences qu’il a faites sur terre. […] Personne ne peut absorber ou assimiler plus de nourriture qu’il n’en a récolté, ni moissonner plus qu’il n’a semé. […]
Rien d’impur ne peut passer le seuil du Dévachan, car la matière grossière, avec tous ses attributs, a été abandonnée dans le Kâma-Loka ; mais si le semeur n’a jeté en terre qu’une petite quantité de grain, la moisson dévachanique sera maigre, et le développement de l’âme retardé par le peu de nourriture reçue. De là l’immense importance de la vie terrestre, laquelle représente le champ à ensemencer, l’endroit où l’expérience doit être récoltée ; cette vie conditionne, règle et limite la croissance de l’âme ; elle fournit le minerai grossier que l’âme prend et façonne pendant les intervalles dévachaniques, le fondant, le forgeant, le laminant et s’en servant pour fabriquer des armes qu’elle rapportera avec elle dans la prochaine vie terrestre. L’âme riche en expériences se forgera en Dévachan une arme splendide pour sa future réincarnation, celle qui en sera pauvre ne se fabriquera qu’une lame sans valeur ; mais dans les deux cas, les seuls matériaux utilisables sont ceux qui viennent de la terre.
L’âme, dans le Dévachan, sépare et crible ses expériences ; elle y mène une existence relativement libre et apprend peu à peu à apprécier ses expériences terrestres à leur juste valeur ; de plus, elle fait, de toutes les idées qui n’avaient fait que germer sur la terre, des réalités absolues et objectives. Ainsi, de nobles aspirations sont des germes dont l’âme tirera une réalisation splendide en Dévachan et, dans sa prochaine réincarnation, elle en rapportera l’image mentale pour la réaliser sur terre, si l’occasion se présente et si l’entourage est propice. Car la sphère de l’intelligence est la sphère de la création, et la terre n’est que l’endroit où la pensée préexistante prend une forme matérielle. L’âme ressemble à un architecte qui dessine ses plans dans le silence d’une profonde méditation et les apporte ensuite au monde extérieur, là où son édifice doit être construit. […]
La manifestation objective suit la méditation mentale : d’abord l’idée, puis la forme. […]
Le Dévachan est un état conscient, l’état de l’âme échappée pour un temps aux pièges de la matière, et tous ceux qui ont appris à retirer leur âme du monde des sens, comme la tortue se retire sous sa carapace, peuvent entrer à volonté dans cet état. Lorsqu’ils en ressortent, leur action est prompte, décisive, sage et le temps « perdu » en méditation est plus que regagné par la force et la certitude de l’action engendrée par la pensée ».
Annie Besant, La mort et l’au-delà, Ed. Adyar, pp. 73-89, extraits choisis