Une demoiselle fantôme dans une échauguette d'Avignon
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Les Demoiselles d’Avignon – les vraies

Alors que j’avais dix-huit ans, le docteur m’annonça que je me trouvais devant les portes sombres de la tuberculose. Je me rendis alors à l’île Saint-Martin où je m’étendis nue sur le sable, les bras écartés pour recevoir les bienfaits guérisseurs du soleil et de la nature.

Je parvins à échapper à la mort, mais je remarquai bientôt que, si j’avais échappé à un danger mortel, ce n’est qu’avec grande difficulté que je pouvais réussir à échapper à un danger encore plus grand : la vie !

Darby O’Gill et les Farfadets

Figurez-vous, à chaque fois que je vois ces photos de fantômes, cela me rappelle le film Darby O’Gill et les Farfadets, que je vis avec mon père en 1959, à l’âge de 10 ans.

Je n’oublierai jamais cette version à la Walt Disney de la mythologie irlandaise. Ce fut ma première expérience du pouvoir du surnaturel ainsi que ma première expérience du pouvoir des films. C’est peut-être la raison pour laquelle je vais rarement au cinéma — je regarde beaucoup de DVD…

Quand la Banshee, que vous voyez ci-dessous, apparut dans le film,

Banshee

je me retrouvai par terre, caché derrière le siège en face de moi. Depuis cette date, il y a presque soixante ans, je n’ai plus jamais été aussi terrifié que je l’avais été par cet esprit façon Walt-Disney années cinquante. À côté de cela, ces fantômes avignonnais, depuis le début, m’ont tout simplement fasciné.

Bref, j’ai pris cette photo [NDLR : celle en tête du présent article] il y a deux étés, ici à Avignon. Je vais vous en montrer plusieurs autres cet après-midi. C’est une image de l’un des fantômes qui vivent dans les échauguettes, le long des remparts qui entourent la vieille ville.

Remparts d'Avignon

Et l’enregistrement que vous venez d’entendre [NDLR : en fait la citation que vous avez lue tout au début de cet article] est la voix de ce fantôme répondant à ma demande de l’écouter me raconter quelque chose de sa vie.

Le plus grand show qu’Avignon eût jamais connu

Mon intention l’été dernier était d’utiliser ces fantômes pour créer le plus grand show qu’Avignon eût jamais vu. Et je voulais que ce fût un spectacle lié au site de la ville, j’aurais donc emmené le public vers les tours, j’aurais fait apparaître ces fantômes et chassé tout doute chez les spectateurs sur la vie après la mort.

Mais, hélas — hélas est bien le mot juste — cela ne se produisit pas car je perdis ma capacité à faire apparaître les fantômes.

Et tout cela parce que j’avais perdu mon âme mélancolique. Laissez-moi vous expliquer…

Aussi loin que je puisse me souvenir, je me suis battu pour me faire un nom dans le monde de la culture. J’ai d’abord essayé d’être écrivain, puis je me suis tourné vers les arts visuels et plus récemment j’ai travaillé dans le monde du spectacle, le plus souvent dans des festivals d’été comme celui d’Avignon et celui d’Édimbourg.

Mais parce que je n’ai jamais eu beaucoup de succès, j’ai toujours eu besoin d’un gagne-pain pour payer mes factures. Et celui que j’ai le plus apprécié pendant des années a été de travailler pour des sociétés qui vident les vieilles maisons. Cela pourra vous sembler un travail ennuyeux et éreintant, mais  pour moi ça a toujours été un labeur d’amour. En effet, j’ai souffert, pendant la majeure partie de ma vie, d’un grave trouble de mélancolie. Tout ce que j’accomplissais était couvert d’une couche de bile noire. Toute oeuvre d’art que j’aie créée, qu’elle fût un écrit, une peinture, une photographie était relevée par la tristesse solennelle du souvenir, de la ruine et de la décomposition et c’est exactement ces précieuses épices que l’on trouvait en abondance dans les maisons que nous avions à vider.

Typiquement lorsqu’une personne âgée mourait ou bien était transférée dans une maison de retraite, les proches venaient enlever ce qu’ils voulaient, et nous étions appelés pour vider le reste, avant que la maison ne soit vendue ou, plus souvent, abattue afin de laisser la place à des appartements coûteux. Et parmi les choses laissées par ces personnes, mon âme mélancolique trouvait souvent son bonheur !

Des boîtes de vieilles photographies comme celle-ci :

Noël d'antan

… montrant des fêtes de Noël d’antan célébrées par des enfants radieux dont Dieu seul sait ce qu’ils sont devenus.

Ou des piles de lettres jaunies écrites d’une fine écriture à l’ancienne, que l’on ne peut presque plus lire :

Lettre jaunie

Ou des boîtes de cartes postales d’innombrables plages avec au verso, griffonné à la hâte, des mots comme « Dommage que tu ne sois pas là ».

Carte postale ancienne

Toutes ces choses ne manquaient jamais de m’arracher des larmes et je les rapportais toujours chez moi comme des rappels constants de la pierre angulaire de la mélancolie : la futilité d’essayer de faire revenir le passé.

Il arrivait parfois, cependant, que nous trouvions de vrais objets de valeur dans les maisons que nous vidions, comme cet ancien appareil photo, que j’avais trouvé il y a de nombreuses années et qui avait le pouvoir de capturer des passions et des émotions anciennes :

Appareil photo ancien

J’ai apporté quelques photos que j’ai prises avec lui pour vous les montrer. Voici le château de Mesocco dans le sud de la Suisse :

Château de Mesocco

Remarquez comme le château est entouré de violentes passions surgies de son histoire turbulente.

Ou aussi cette photo d’un arbre brisé par la tempête Lothar qui dévasta l’ouest de l’Europe le lendemain de Noël 1999.

Arbre brisé

Remarquez comme l’agonie de l’arbre mourant est clairement visible sur cette photo.

Mais la trouvaille qui conduisit à la découverte des fantômes dans les tours arriva beaucoup plus tard, il y a moins de trois ans.

La trouvaille

Nous avions été appelés pour vider cette maison, qui me sembla vraiment troublante :

Elle avait de la poussière de mille ans… et des odeurs de dix mille.

C’est ici que je trouvai une petite bobine de film Super 8. Elle était dans un coin d’une étagère et, à en juger par la couche de duvet de poussière qui la recouvrait, elle n’avait pas été touchée depuis très longtemps. Inutile de dire que je la mis dans ma poche et que je l’emportai chez moi.

Le weekend suivant je visionnai le film. J’aimerais vous montrer deux arrêts sur image de ce film :

 

J’étais captivé ! Je regardai ce petit film encore et encore, et au bout de quelques jours je décidai quelle serait ma prochaine performance artistique : je jouerais du violon silencieux. J’étais convaincu que les profondeurs sans limite de bile noire de mon âme fourniraient abondance de matériau pour mon répertoire de musique silencieuse.

Bien sûr il est impossible de créer un violon  véritablement silencieux. Quoi que l’on fasse avec l’archet — dans mon cas je le couvris d’une couche de ruban glissant — lorsqu’on le déplace le long des cordes, même la plus minuscule vibration produira en retour un léger bourdonnement.

Mais l’expérimentation me fit découvrir que, lorsqu’on déplace l’archet juste au-dessus des cordes sans les toucher, et lorsque la bile noire de la mélancolie se déverse de tous les recoins de votre âme — ceci est très important ! — une sorte d’anti-vibration se produit, qui crée en retour un silence mélancolique.

C’est bien cela : le silence.

Le silence n’est pas l’absence de son ; c’est une chose en soi.

Sinon comment pourrait-il exister différentes sortes de silences : silence anxieux, silence gênant, silence rageur, silence de bibliothèque — pour n’en nommer que quelques uns. Mon violon silencieux créa un silence très mélancolique. Et en poursuivant mes expérimentations, je constatai que plus l’archet s’approchait des cordes sans toutefois les toucher, plus le silence créé était profond.

Et ce silence baigné de mélancolie avait un grand pouvoir : il pouvait faire apparaître des fantômes — comme je le découvris un été, il y a deux ans, ici à Avignon.

J’étais venu ici au festival en 2016, pour jouer de mon violon silencieux mélancolique, comme musicien de rue, et j’eus un certain succès. Je pense que la plupart des gens voyaient en moi une sorte de comédien, mais je m’en moquais, pourvu qu’ils jettent quelques pièces dans mon chapeau.

Un soir, vers le début du festival, tandis que je jouais de mon violon à l’extérieur des remparts, devant une des tours, la seule personne qui me regardait à ce moment-là — un jeune homme plutôt triste — commença à gesticuler avec excitation dans ma direction. Quand je cessai de jouer, il vint vers moi et me demanda comment j’avais créé le jeu de lumière dans le creux de la tour derrière moi.

 » Quel jeu de lumière ?  » lui demandai-je.

Il m’expliqua alors que pendant que je jouais, il avait vu la silhouette transparente d’une femme dans la niche au creux de la tour,  » en train de faire une sorte de danse « . Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire mais, désireux de m’attribuer le mérite de tout ce qui plaisait à mon public, je lui expliquai que j’avais créé cela en utilisant des techniques que j’avais apprises en travaillant à la Fête des Lumières de Lyon l’année précédente. Il sembla satisfait de ma réponse, hocha la tête et s’éloigna.

Je me détournai et recommençai à jouer du violon, mais cette fois en faisant face à la niche de la tour.

 Mais c’est bien sûr, le gars avait raison !

Dès que je commençais à jouer, la silhouette transparente d’une femme apparaissait dans la niche et quand je cessais de jouer, elle s’estompait assez rapidement. Je me rendis à d’autres niches, et la même chose se produisit, mais avec d’autres silhouettes : je commençais à jouer, la silhouette apparaissait et, quand j’arrêtais, elle s’estompait. J’eus l’intuition folle que jouer de mon violon silencieux avait la capacité de convoquer les fantômes.

Mais pourquoi est-ce que le jeune homme avait vu les fantômes, alors que les passants éloignés semblaient ne rien voir ?

Ma première explication fut qu’il fallait être touché par la musique du violon silencieux pour pouvoir voir les fantômes, et cette théorie semble confirmée par la photo ci-dessous.

 

Remarquez comme la femme sur la gauche est suffisamment proche pour avoir été touchée par la musique silencieuse, mais ne semble pas voir les fantômes dans la tour. Pourquoi cela ? Et bien, si vous regardez attentivement, vous voyez qu’elle a des écouteurs dans les oreilles, si bien qu’elle n’a pas pu être touchée par le silence, et par conséquent n’a pas pu voir les fantômes. Mais comme je vais vous l’expliquer ensuite, ce n’est pas le fin mot de l’histoire.

Tout cela me rappela un peu le silence décrit dans le Livre du Silence de Sara Maitland, qui semble se déverser depuis certaines œuvres d’art vers l’espace environnant. Elle faisait référence à des œuvres comme les tableaux Seagram de Mark Rothko au musée Tate Modern de Londres.

Seagram - Mark Rothko

Je commençai à me dire que ma musique silencieuse mélancolique fonctionnait de la même façon.

 

Mais qui sont ou qui étaient ces fantômes dans les tours ?

Et pourquoi seulement des femmes ? Je n’ai jamais vu un seul homme !

Le premier véritable indice que j’obtins fut le fait que je reconnus en fait l’une d’elles : c’était le fantôme de la tristement célèbre Comtesse Maria Tarnowska qui, selon la légende, était si belle que, lors de son procès à Venise en 1910 pour avoir incité l’un de ses amants à assassiner son fiancé, les carabiniers qui l’accompagnaient au tribunal devaient être changés chaque jour car ils tombaient immanquablement amoureux d’elle.

Je la reconnus à cause de cette photographie :

J’aimerais vous montrer maintenant le fantôme de la Comtesse, et vous faire entendre la petite histoire qu’elle me raconta :

 

 » J’étais en train de jouer, dans une école, heureuse et seule, et j’entendis mon nom. Levant les yeux, je vis le petit visage impatient de ma camarade de jeu Tatiana, qui me regardait à travers une fenêtre ovale dans une tour ancienne.  » Mura, Mura, viens vite ! La tour est pleine d’hirondelles ! « 

Pleine d’hirondelles !

Pleine d’hirondelles, je me rappelle toujours la joie que je ressentis en entendant ces trois mots. Je courus vers la tour, et montai par le sombre et étroit escalier jusqu’aux combles obscurs. Tatiana avait raison — c’était plein d’hirondelles, volant partout, effleurant nos visages, nous faisant crier de ravissement. Nous en attrapâmes autant que nous pûmes, remplissant nos tabliers. Les filles se rassemblèrent autour de nous, mais la maîtresse recula en se tassant sur elle-même, pâle et horrifiée, et poussa un cri de dégoût :  » Par pitié ! Des chauve-souris !  » Avec des cris d’épouvante, Tatiana et moi lançâmes les chauve-souris loin de nous.

Pour le restant de mes jours, le souvenir de la texture lisse et glissante des chauve-souris près de mes joues fit frémir ma peau. Et ce fut toujours ce qui se passa lorsque j’entrais dans la tour de mon esprit, à la recherche de pensées nobles et d’idées de haut vol : je ne trouvais jamais que les monstrueuses chauve-souris noires de la folie. « 

Les autres fantômes des tours seraient-ils aussi tristement célèbres ?

C’est possible, vous savez — surtout ici à Avignon. Laissez-moi vous expliquer.

Quand j’étais à l’école des Beaux-Arts, j’eus en main un livre sur le célèbre tableau de Picasso, Les Demoiselles d’Avignon, qui, comme vous le voyez ci-dessous,

Picasso - Les Demoiselles d'Avignon

est composé essentiellement de cinq prostituées nues et d’un petit morceau de fruit.

Or dans la section d’un livre qui discute des origines du titre du tableau, il est mentionné que, depuis l’époque des Papes, Avignon s’est illustrée par toutes sortes de comportements scandaleux. La famille du marquis de Sade vient même de la  région ! L’abbé Jacques de Sade, lui-même fameux libertin, rapportait toujours des citations de Pétrarque, qui décrivait la ville d’Avignon comme  » un égout où viennent se rassembler toutes les impuretés du monde  » et qualifiait la tradition poétique d’Avignon de » triste foyer de tous les vices, de toutes les calamités et de toutes les misères « .

Et si les fantômes des tours étaient les femmes de ce foyer des vices ?

Si tel était le cas, elles seraient les véritables Demoiselles d’Avignon…


Cet article est la traduction de la première partie d’un texte reproduisant la performance de Mark E. Johnson lors du festival d’Avignon 2018 : The real Demoiselles d’Avignon.

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One Comment

  • Florinette

    Merci beaucoup Jérôme pour la traduction de cette captivante histoire si bien illustrée et dans laquelle je découvre cet étrange film sur la mythologie irlandaise, qui m’aurait, moi aussi, mis très mal à l’aise… Vivement la suite !!
    Bonne fin de semaine.
    Florinette

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