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Les Demoiselles d’Avignon (suite) – les vraies

Nous avons vu récemment, dans la première partie de cet article sur les vraies Demoiselles d’Avignon, le début de la singulière histoire de leur apparition dans les échauguettes des remparts de la ville.

Si vous n’avez pas lu la première partie de cette histoire, je vous invite à aller la lire, puis à reprendre le fil de l’intrigue à partir d’ici.


Inutile de dire que à peine eus-je découvert les demoiselles-fantômes, j’eus l’idée de tenter de les photographier, ainsi que, ce qui était pour moi tout aussi important, de parler avec elles, afin de comprendre  qui elles étaient réellement et pourquoi elles vivaient dans ces niches, qui aujourd’hui semblent n’avoir d’autre fonction que de servir d’urinoir et d’abri pour les clochards.

Comment donc pus-je amener les fantômes des tours à parler avec moi ?

Au cœur du silence qui les faisait apparaître, il semblait ridicule de leur poser des questions à voix haute.

Je me souvins d’avoir lu un article qui affirmait que les pensées des morts sont les mêmes que leurs voix. Cela me donna l’idée suivante : je leur adresserais mes questions en pensée, et les fantômes me répondraient à leur tour par des pensées que je serais ensuite en mesure d’enregistrer.

Et cela fonctionna !

Les réponses à mes questions arrivaient soudainement dans mon esprit. Rien ne se faisait entendre lors de l’enregistrement, mais les réponses étaient clairement audibles en réécoutant l’enregistrement.

Ces réponses avaient toutes l’air d’être une certaine version de ma voix, mais je me dis que c’est somme toute logique puisqu’en quelque sorte elles venaient toutes de mon esprit.

J’étais bien sûr très désireux de savoir si ma théorie du  » foyer de tous les vices, de toutes les calamités et de toutes les misères «  était exacte mais, par courtoisie, je ne pouvais certes pas questionner les demoiselles-fantômes à ce propos de but en blanc.

C’est pourquoi je décidai d’adresser la même requête à chacune d’entre elles. Je demanderais à chacune de me raconter quelque chose de sa vie. Et comme vous avez pu le constater avec la Comtesse Maria Tarnowska, leurs réponses sont très ambigües.

Je me levais tôt le matin

Il y a donc deux étés, lors du Festival d’Avignon, je me levais tôt le matin, je me rendais à la tour que j’avais choisie pour la journée, je mettais en route mon enregistreur, je réglais mon appareil photo pour prendre un cliché toutes les trente secondes environ, et je commençais à jouer de mon violon silencieux… et les demoiselles-fantômes apparaissaient.

Elles semblaient tout à fait conscientes de ma présence et semblaient ne pas se soucier d’être photographiées et enregistrées.

J’aimerais vous faire écouter mon dernier enregistrement.

Une des vraies Demoiselles d'Avignon

 

 » Après que Gaetano fut rentré d’Amérique et qu’il eut tué sa femme et les amants de celle-ci, il vint à moi, me prit par le poignet et me dit : Tu vois, tu étais faite pour moi ! Toi, uniquement toi ! Parce que tu t’es refusée à moi, j’ai été obligé d’en épouser une autre, une femme qui n’était pas faite pour moi, qui devait donc forcément me tromper ! Forcément ! Tu comprends ? À cause de toi, j’ai dû la tuer, une femme innocente, et tous ces hommes innocents ! À cause de toi ! Il pressa son revolver contre ma gorge et appuya sur la gâchette. « 

Tout se déroula correctement il y a deux étés et, comme je vous l’ai dit au début, j’avais l’intention l’été dernier de créer le plus grand show qu’Avignon eût jamais connu.

Je m’étais même imaginé ce que j’allais faire de tout cet argent que j’allais gagner.

Mais, comme je vous l’ai dit également, cela n’arriva pas, parce que j’avais perdu mon pouvoir de faire apparaître les fantômes.

À l’époque, je pensais que c’était à cause de l’opération du genou que j’avais subie au mois de février précédent, et qui avait emporté mon âme mélancolique — si indispensable pour produire l’anti-vibration qui  crée le silence mélancolique du violon silencieux.

Tout comme mon os du genou avait été remplacé par du métal brillant, de même mon âme mélancolique avait été remplacée par… par quoi ? Oserai-je le dire ?

Par la réalisation que mon misérable corps était tout ce qui restait. Il n’y avait pas de « moi », pas d’entité spirituelle nécessaire à la croyance en la vie après la mort. Je réalisai cela alors que j’étais étendu dans mon lit, dans les jours qui suivirent mon opération — il n’y avait pas d’âme où je pusse me retirer et échapper aux douleurs de mon corps.

Mon âme s’était évanouie…

Avant l’opération, mon corps était une chose que mon âme mélancolique pouvait contempler. Après, mon âme s’était évanouie. En tout cas, c’est de cette manière que je me l’expliquai tout d’abord.

Ainsi, lorsque je revins à Avignon l’été dernier, quelques semaines avant le début du festival, et que je me rendis aux tours pour jouer de mon violon silencieux, rien ne se passa. Aucun fantôme n’apparut dans la tour. Et donc, je dus me contenter de montrer à mon public mes photographies et de lui faire écouter mes enregistrements,  qui n’étaient que des faux à ses yeux.

Mais je devais le faire ! Je m’étais engagé envers moi-même l’année précédente à monter un nouveau show, un point c’est tout !

Avant le début du festival l’été dernier — juste après que j’avais constaté que je ne pouvais plus faire apparaître les fantômes —, j’avais bu beaucoup de vin, un soir, et je parcourais mes photos, lorsque je tombai sur celle-ci :

D'autres fantômes de Demoiselles d'Avignon

Les fantômes n’avaient pas encore répondu à ma requête

Je me souvins que ces fantômes n’avaient pas répondu à ma requête de me raconter quelque chose de leur vie. Ivre et grognon, je me disais que ces femmes me lorgnaient et se moquaient de moi. Subitement, je saisis mon violon et, dans l’obscurité, je partis vers l’une des tours et brûlai mon violon dans l’échauguette, dans l’espoir que les flammes fassent au moins roussir leurs jolis petits orteils !

Puis, tandis que le festival se déroulait l’été dernier et que je devenais de plus en plus frustré, je décidai que lorsque mon spectacle serait terminé, je chercherais à en savoir davantage sur ces demoiselles-fantômes, en particulier pourquoi elles vivent dans ces échauguettes malodorantes.

Et je me souvins de cette photo, avec un fantôme et un clochard sur le même cliché :

Une des Demoiselles d'Avignon fantômes et un clochard

Elle se pelotonne contre moi pour me tenir chaud…

Je retournai vers cette tour, à la recherche de cet homme. Il n’était pas là, mais il y avait un autre SDF. Je lui montrai cette photo et lui demandai s’il avait jamais vu ce fantôme. Il répondit :  » Bien sûr, chaque fois que je vais dans la niche pour me protéger de la pluie, elle se pelotonne contre moi pour me tenir chaud !  » Puis il éclata de rire en me traitant de benêt.

Il me raconta néanmoins, plus tard, que parfois, en dormant dans les niches l’hiver, il les trouvait nettement plus chaudes que l’air à l’extérieur. Ceci vient complètement contredire la croyance bien répandue selon laquelle il fait plus frais dans les zones où rodent des fantômes.

Il mentionna alors en passant la légende des fantômes dans les tours, dont je trouvai les détails — après une longue recherche — dans un livre de 1936 intitulé Histoires anciennes de Provence, par Lionel Philippe. Les fantômes dans les tours sont mentionnés dans un chapitre décrivant la grande crue de 1433.

Histoires anciennes de Provence

 » La crue était si étendue que même le Quartier Rouge d’Avignon, de l’autre côté de la ville par rapport au Rhône, était inondé, ainsi que la Chapelle des Pénitents Gris, où un miracle — semble-t-il — se produisit : les eaux de la cure se séparèrent dans la chapelle, si bien que le Saint Sacrement sur l’autel put être sauvé. On raconte que plusieurs prostituées des bordels du Bourg Neuf furent tellement impressionnées par cela qu’elles abandonnèrent leur vieux métier et firent le vœu d’entrer au couvent, comme prostituées repenties.

D’ailleurs, on dit que les esprits des prostituées non repenties vivent dans les échauguettes des tours le long des remparts. On présume qu’elles vivent là parce qu’un jour, l’une d’elles fut enchaînée dans une des niches, comme châtiment pour être sortie en douce du couvent, une nuit, à la rencontre d’un client. Elle mourut de froid après quelques jours, et depuis lors, les fantômes des prostituées rôdent dans les niches par sympathie. « 

Il semble donc bien que j’aie suivi la bonne piste depuis le début concernant les demoiselles-fantômes.

Elles sont effectivement les véritables Demoiselles d’Avignon. Il me devint toutefois rapidement évident que le fantôme que j’avais reconnue, la Comtesse Tarnowska, ne cadrait pas avec cette légende, pour ainsi dire. Je sais que, à son époque, nombre de personnes, surtout des femmes, ne voyaient en elle qu’une prostituée de luxe, mais elle ne fut certainement pas une repentie. Une recherche ultérieure était nécessaire…

Je suis heureux de pouvoir affirmer que je trouvai rapidement sur internet deux articles très utiles :

From Prostitutes to Brides of Christ : The Avignonese Repenties in the Late Middle Ages

By Joelle Rollo-Koster

Et :

La prostitution et sa prise en charge à Avignon au XVIIIe siècle

Par Cécile Doumas

Ces articles m’aidèrent à trouver une réponse plausible à une question qui me troublait depuis longtemps  : pourquoi est-ce que les fantômes sont attirés par le silence mélancolique ? La réponse à cette question me permit de faire un lien entre les fantômes et la Comtesse Tarnowska. Laissez-moi vous expliquer.

Personne ne sera surpris d’apprendre que la prostitution à Avignon atteignit un point culminant au cours du XIVe siècle, lorsque les Papes y siégèrent, accompagnés des hommes de leur cour.

On disait qu’il n’était pas possible de traverser le pont d’Avignon sans croiser deux moines, deux ânes et deux prostituées.

Marie-Madeleine est bien sûr la sainte patronne de la Provence. Les prostituées étaient autorisées à rôder dans la ville en quête de clients pourvu qu’elles retournent dans l’un des deux quartiers rouges pour les boissons, le dîner et les passes. Elles n’étaient pas autorisées à porter certains articles, comme des bas en soie et des bagues en or pour les distinguer des « honnêtes femmes » et, tout comme pour les juifs, on exigeait qu’elles achètent tout pain, fruit ou légume qu’elles venaient à toucher de leur mains sur les marchés.

Les couvents pour prostituées repenties

Un autre aspect important de la prostitution dans la ville concernait les couvents pour prostituées repenties, mentionnés plus haut, qui eurent beaucoup de succès. On a même avancé l’idée que de pauvres jeunes filles vierges racontèrent des histoires de passé de débauche dans le but d’être admises dans ces couvents.

Alors que les couvents classiques admettaient souvent des femmes malades, les couvents de repenties acceptaient uniquement (je cite)  » celles âgées de moins de vingt-cinq ans, qui dans leur jeunesse avaient été lubriques et libidineuses et, du fait de leur beauté et de leurs formes et en raison de la faiblesse humaine, étaient toujours portées sur les plaisirs charnels et susceptibles d’attirer et provoquer des hommes « .

Comme initiation, les prostituées repenties étaient nanties d’une robe blanche, d’une cape, d’un voile, et leurs vêtements ne devaient pas être trop serrés. Comme on estimait que les femmes avaient bien davantage à se repentir que les hommes, la vie dans ces couvents était très stricte. Les journées des femmes consistaient en prière et travail, surtout de la couture, et étaient encouragées à porter des cilices afin que leur corps soit un objet de douleur et non de plaisir. La bouche était considérée comme une grande source de faiblesse féminine, si bien que les femmes jeûnaient souvent, et leurs aliments et boissons étaient frugaux et consommés comme une nécessité et non comme une source de plaisir des sens.

Conversations frivoles

On associait aussi les conversations frivoles aux bouches des femmes, et pour cette raison, les femmes vivaient dans le silence la plupart du temps…

Et comment vécurent-elles ce silence ?

Pour les véritables prostituées repenties, cela dut être intensément spirituel — et même saint. Mais pour celles incapables de repentir, cela fut sans doute une mélancolie extrême et un rappel constant de la futilité de la nostalgie de leur vie d’avant, peut-être un peu plus heureuse.

Et la comtesse Tarnowska ? Cette découverte clarifia les choses. Après sa condamnation à Venise, elle fut internée dans une prison pour femmes dans la ville de Trani, pendant huit ans. Mais cette prison était en fait un couvent — un couvent géré expressément pour redresser des criminels féminins. Et les prisonnières vivaient essentiellement dans le silence…

Ma conclusion est que la musique mélancolique de mon violon silencieux  a dû — pour une certaine raison — convoquer les fantômes des prostituées impénitentes du monde entier qui vivent dans les tours des remparts d’Avignon. La comtesse Tarnowska mourut en Argentine en 1949…

Une autre façon de faire apparaître les fantômes ?

Je me languissais de trouver une autre façon de faire apparaître les fantômes ! Tenter ma chance avec un autre violon, étant donné mon manque de bile noire, était inutile. Il fallait que je trouve une manière de créer un silence approprié sans que soit nécessaire une mélancolie de ma part.

Or l’été dernier, tandis que le festival s’achevait et que je m’apprêtais à rentrer chez moi, quelque chose de curieux se produisit.

Une enveloppe fut remise à Shakti, notre responsable de site. Par chance, elle parvint à me rattraper juste avant que je ne parte pour la gare TGV. L’enveloppe contenait cette photographie :

Fillette morte

 

… un DVD, et une lettre signée « Alfred Schönenberg « .

Voici ce que disait la lettre :

 » Cher Monsieur Johnson,

J’ai assisté à la toute première représentation de votre show et j’ai été très impressionné par l’histoire de votre mélancolie et la découverte des fantômes. C’est pourquoi, après mûre réflexion, j’ai décidé de vous envoyer cette photo et ce film. J’espère que cela pourra vous aider ou au moins vous encourager dans votre travail. J’ai acheté cette photo chez un bouquiniste dans une ruelle couverte près de l’université d’Amsterdam. On m’a dit qu’elle venait d’Albanie et qu’elle avait été prise au début du XXe siècle. Je suis sûr que vous imaginez combien j’ai été frappé par la stupéfiante image de cette pauvre fillette morte, le regard fixé sur nous, les yeux et la bouche grand ouverts !

Je me laissai gagner par la certitude que cette photo était vivante, pour ainsi dire. Elle n’avait pas seulement l’air d’un portrait, mais d’une incarnation de la fillette. Qu’est-ce qui me fait dire cela ? Parce qu’elle communiqua avec moi, de même que les fantômes dans les tours communiquèrent avec vous. Des idées, des commentaires, des histoires brèves — choses qui ne pouvaient venir en moi de mon propre fait — s’insinuaient soudainement en moi dès que j’étais en présence de cette photo. Cela revient à dire qu’elle utilisait ses pensées pour me parler. Et là encore comme vous, je me mis à « penser » des questions à son intention, et elle répondait ! Un jour je lui demandai de quoi elle était morte. Après quelques secondes les mots  » de murmures sur mon bras gauche  » flottèrent dans mon esprit. Elle est en quelque sorte vivante sur cette image !

Et j’en ai la preuve.

J’ai projeté des films Super 8 sur cette extraordinaire photographie et numérisé les films.  J’aimerais vous montrer l’exemple le plus spectaculaire. C’est sur le DVD que je vous ai envoyé. Faites particulièrement attention à comment change le visage de la fillette tandis que l’homme nage vers elle. Je dois vous dire que ce petit film m’a grandement soulagé : je me demandais si la voix que j’entendais n’était pas le signe que je devenais fou !

Je suis un vieil homme maintenant, et cette photographie est devenue un fardeau trop lourd pour moi. J’ai décidé de vous confier cette chose de valeur inestimable, Monsieur Johnson. Je sais qu’elle sera en de bonnes mains.

Inutile de dire que je regardai le DVD à peine rentré chez moi.

Le gars avait raison !

Regardez donc ce film incroyable !

J’ai imprimé quelques arrêts sur image afin que vous voyiez mieux les changements d’expression du visage de la fillette.

Fillette effrayée et nageur

Quelques jours après que j’eus reçu la photo, les mots  » Souviens-toi de Francis, de Bernard et de Claude «  passèrent nonchalamment dans mon esprit, venus de nulle part.

Souviens-toi de Francis, de Bernard et de Claude

En aucune façon je n’aurais pu penser de moi-même à ces prénoms, si bien que je dus présumer qu’ils étaient venus de la photo de la fillette morte. Elle était en train de communiquer avec moi comme elle l’avait fait avec M. Schönenberg. De quoi d’autre aurait-il pu s’agir ? D’ailleurs, je n’ai pas apporté ici la photographie réelle de la fillette car, pour être honnête, il m’est difficile de me concentrer sur quoi que ce soit en sa présence.

La nuit qui suivit, je commençai à rêver de trois garçons, et de ce qu’ils collectionnaient, toutes sortes de choses. Si mon souvenir est exact, l’un d’eux collectionnait des timbres, l’autre des papillons et le troisième des coquillages. Peu de temps après, un matin, j’ouvris une boîte de vieux négatifs sur plaques de verre, que j’avais achetée au marché au puces de la Place Pie, ici à Avignon. La boîte contenait de nombreuses images — je vous le donne en mille — de trois garçons !

La Reine des Prés

Le premier négatif de la boîte était quant à lui cette photo d’un hôtel appelé Reine des Prés.

Hôtel Reine des Prés

Je cherchai sur Google le nom de cet hôtel pour voir s’il existait encore — mais non. Mais sur la même page de Google, il y avait une offre de eBay pour cet opuscule de 1937 intitulé Reine-des-Prés.

Reine des Prés

J’achetai le livre et j’y trouvai l’histoire de deux fillettes et de — YES ! — trois garçons nommés Francis, Bernard et Claude !

Pourquoi la fillette de la photo voulait-elle que je me souvienne des trois garçons ???

Je savais qu’il existait un nom pour ces coïncidences improbables mais significatives — les synchronicités, comme on les appelle — et je fis une recherche.

Carl G. Jung est reconnu comme fondateur du terme et a abondamment écrit à ce propos. Il définit une synchronicité comme une coïncidence dans le temps de deux événements non liés causalement et qui ont le même sens ou un sens analogue. Il donne de nombreux exemples de synchronicités dans son livre sur le sujet.

Le cas le plus frappant est celui d’une femme qui prit une photographie de son fils dans la Forêt Noire en 1914 et qui donna la pellicule à un magasin à Strasbourg pour la faire développer.

Mais la Première Guerre Mondiale éclata, et elle n’eut pas l’occasion de retirer sa photo, qu’elle considéra bientôt comme perdue. Puis en 1916, elle acheta une pellicule à Francfort et prit une photo de sa fille, née entre-temps.

À sa grande surprise, la photo s’avéra présenter une double exposition.

Derrière la photo de sa fille se trouvait la photo de son fils prise en 1914 !

Une certaine littérature d’aujourd’hui considère les synchronicités comme des aperçus d’autres réalités, des exemples de l’interconnexion de toutes choses, comme la vie et la mort.

J’imprimai donc les photos des 3 garçons. En voici quelques-unes ci-dessous :

Trois garçons et leur mère

 

Trois garçons

 

Trois garçons et leur père

Je projetai des films Super 8 sur ces photos — comme avait fait M. Schönenberg — pour voir si elles étaient vivantes comme celle de la fillette morte. Voici l’un des résultats. (NDLR : je ne dispose pas de la vidéo en question, l’auteur ne l’a pas rendue disponible).

Comment j’ai obtenu le film

Je dois faire une pause ici afin de vous expliquer comment j’ai obtenu le film où l’on voit la fillette éclabousser dans la mer…

Il fait partie d’une longue histoire, celle de toutes les choses abandonnées et étonnantes que j’ai accumulées au fil des ans. Au début de ce récit, si vous vous souvenez bien, je vous ai expliqué que je sauvais des objets que je trouvais dans les vieilles maisons que je participais à vider.

Mais ce n’est pas seulement dans les vieilles maisons que je dénichais de merveilleuses choses dignes d’être conservées. C’était aussi dans les brocantes, et plus récemment sur eBay. Les marchés aux puces sont une source presque inextinguible de vieilles photographies, spécifiquement de vieux albums de famille du début du XXe siècle.

 

Vieil album de famille

 

Je me suis toujours demandé quel triste concours de circonstances a conduit ces âmes perdues à être abandonnées par leur famille et à finir sur une table de brocante, parmi des lacets jaunissants et des jouets cassés ? Mais bien plus étrange que cela, je trouvai un jour dans une brocante le crâne que voici :

 

Crâne

Mais qui donc a pu faire une chose pareille… abandonner un crâne ?

Je revins vite à moi et réalisai que je ne pouvais absolument pas vivre avec ce crâne pour le restant de mes jours et je décidai de le remettre à la Police. Qu’aurais-je pu en faire d’autre ? Imaginez-vous l’explication que j’aurais dû donner si quelqu’un m’avait vu l’enterrer quelque part ? La Police me fit savoir qu’il s’agissait du crâne d’une vieille femme — comme ces femmes dont les portraits remplissent les albums photos abandonnés…

Ma collection de films Super 8 maison

Pour en revenir au film de la fillette : il venait d’eBay.

Durant mes dernières années mélancoliques, j’amassai une importante collection de films Super 8 maison que je visionnai pour leur profonde mélancolie, leur tentative naïve, presque désespérée de capturer le temps révolu. La scène de la fillette vient d’une étonnante collection de trente petites bobines des années fin 1970 – début 1980, qui dépeignent les vacances de cette fillette, le plus souvent à la mer avec sa famille.

Je pense que la fillette a deux ou trois ans dans le premier film et six ou sept dans le dernier. Elle était photogénique dès le début. Dans la toute première bobine, on la voit danser sur la plage tandis que son père la filme avec amour.

Mais ensuite, à partir d’un certain moment, plusieurs années plus tard, il n’y a plus de films. En soi cela n’est peut-être pas si surprenant. Après un certain laps de temps, filmer ses enfants ne semble plus si nécessaire.

Ce qui est néanmoins curieux est cette question que je me pose toujours :

Comment se fait-il que ces films réalisés avec amour puissent être proposés à la vente à des étrangers sur eBay ?

Ces films ont-ils été oubliés au fond d’une boîte laissée de côté par erreur dans un déménagement ? Ou, plus dramatique, est-ce que la famille entière aurait été anéantie dans un terrible accident de voiture ? En tout cas, le petit film que je viens de vous montrer semble créer — au moins pour moi — la même sorte de silence mélancolique que produisait mon violon.

Regardez cet arrêt sur image du film :

Fillette et trois garçons

 

Je sens combien cette photo capture et projette la mélancolie silencieuse du film. Observez comment les trois garçons et la fille peuvent évidemment se voir à travers le temps mais ne peuvent pas traverser le temps pour se rencontrer — l’expression parfaite de la pierre angulaire de la mélancolie : la futilité d’essayer de faire revenir le passé.

Quelque chose me devint clair

Alors que je réfléchissais à cela, quelque chose me devint clair : ce n’est pas du tout à cause de mon opération que j’avais perdu ma mélancolie. Mais plutôt parce que, en découvrant les fantômes dans les tours, j’avais perdu ma croyance en la futilité de faire revenir le passé ! Après tout, si voir des fantômes et communiquer avec eux n’est pas faire revenir le passé, alors je ne vois pas ce qui pourrait l’être !

J’ai donc essayé de me servir du silence mélancolique créé par cette photo pour faire réapparaître les fantômes.

Par chance, je pus trouver un projecteur sur batterie remarquablement petit, que j’emportai vers les tours. Je projetai tour à tour le film et la photo dans l’espoir que le silence mélancolique se déverserait de l’un de l’autre. Je suis sûr que cela se produisit, mais aucun fantôme n’apparut.

Faire cela m’a toutefois apporté une illumination finale. La présence d’un silence mélancolique n’est pas suffisante. Il faut être soi-même mélancolique afin de le percevoir et d’en être affecté.

Ceci explique pourquoi si peu de gens virent les fantômes il y a deux étés — uniquement le jeune homme austère dont je vous ai parlé, pour autant que je sache !

Je me trouve dans une sorte de cercle vicieux : je ne peux pas voir les fantômes parce que je crois que c’est possible de le voir.

Si je croyais en la futilité d’essayer de les voir, alors je serais mélancolique et ainsi en mesure d’être affecté par le silence qui les fait apparaître.

La dernière fois que j’ai vu les Demoiselles d’Avignon

Pour être honnête, je n’ai vu de fantômes qu’une seule fois depuis juillet 2016, et c’est arrivé il y a quelques semaines. Ils n’étaient même pas dans une échauguette. Ils étaient dans une des grandes  » loges  » sur l’extérieur des remparts situés au sud de la grande roue ici à Avignon. Je passais devant un matin, lorsque ce groupe se forma lentement dans une loge, et assez durablement pour que je prenne la photo ci-dessous :

Les Demoiselles d'Avignon - les vraies

C’était par un dimanche matin gris et très silencieux, avec les cloches de la Chapelle des Pénitents Noirs — qui naguère secourait les prisonniers et les condamnés — qui tintaient faiblement au loin. Je fus frappé par le fait que parfois le type de silence nécessaire pour convoquer les fantômes peut juste être là, sans faire oeuvre d’artiste pour le créer. Et frappé aussi par le fait que peut-être pour un instant j’avais recouvré un peu de mon ancienne mélancolie.

En dépit de tout cela, je pense que ces fantômes étaient en train de me faire savoir qu’elles sont effectivement les vraies Demoiselles d’Avignon.


C’est ainsi que s’achève le récit accompagnant la performance de Mark E. Johnson lors du festival d’Avignon 2018 : The real Demoiselles d’Avignon.

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